Retours d’expérience : l’importance des racines et de l’histoire des marques

Temps de lecture : 9 minutes

Les entreprises familiales occupent une place centrale dans le monde des PME. Nombre d’entre elles ouvrent leurs portes aux visiteurs pour leur faire découvrir leur histoire, et nous ne pouvons qu’être inspirés par l’évolution des entreprises transmises de génération en génération.

Nous avons échangé avec trois dirigeantes d’entreprises familiales du secteur des vins et spiritueux, qui puisent dans leurs racines pour véhiculer la personnalité de leur marque et se distinguer de la concurrence. Que vous souhaitiez faire évoluer l’entreprise qui vous a été transmise ou commencer à écrire votre propre histoire, leurs expériences devraient vous inspirer. 

Elles nous racontent leur expérience

Ruby Honerkamp, Talkhouse Encore
Ruby est la cofondatrice de Talkhouse Encore, une ligne de cocktails en canette qui s’inspire du bar familial situé à Long Island (États-Unis), tenu par plusieurs générations.

Jacine Rutasikwa, Matugga Rum
Jacine a créé Matugga Rum avec son mari Paul dans le but de produire de A à Z son rhum en Écosse. Les racines jamaïcaines et ougandaises du couple ont été de véritables sources d’inspiration.

Anja Schäfer, Weingut W.J. Schäfer
Anja a récemment rejoint l’affaire familiale, un domaine viticole primé aux abords de Francfort en Allemagne. Elle apprend les rouages de l’entreprise et a de nombreux projets pour son avenir.

Puiser dans ses racines

Nombre d’entrepreneurs fondent leur projet professionnel sur leurs racines, qu’elles soient familiales ou culturelles. Être nostalgique des saveurs perses de son enfance peut être un moteur pour ouvrir son propre restaurant… Tout comme votre passion pour la sauce piquante que mitonne votre grand-tante peut vous donner l’idée de la mettre en bouteille pour la commercialiser.

Pour Jacine Rutasikwa, tout a commencé avec le rhum, une boisson ancrée dans sa vie depuis toujours. Pendant son enfance, ce spiritueux symbolisait les bons moments passés en famille et entre amis. « Nous voulons créer une marque qui inspire la convivialité, le plaisir de savourer un bon rhum et de profiter de la vie », explique Jacine. « Cet état d’esprit nous vient en grande partie de notre héritage culturel, car c’est comme ça que ça se passe chez nous.  Paul et moi sommes issus de grandes familles, et nous nous retrouvons très souvent tous ensemble. Notre entreprise et sa culture sont imprégnées de nos valeurs familiales. C’est cet amour des siens que nous transmettons à travers notre marque ».

Avant d’immigrer au Royaume-Uni, le grand-père paternel de Jacine tenait un bar à rhum à Kingston en Jamaïque. Son grand-père maternel était quant à lui charpentier. « Il a pendant un temps fabriqué des tonneaux pour une distillerie de rhum, et il coupait aussi de la canne à sucre. Une drôle de coïncidence… Par ailleurs, l’histoire du rhum est étroitement liée à l’esclavage. Les premiers distillateurs dans les plantations des Caraïbes auraient été des esclaves… le rhum est donc gravé dans mes racines. »

Anja Schäfer a commencé à travailler pour le domaine viticole familial à l’âge de 25 ans. Elle se prépare actuellement en vue de prendre un jour la tête de l’exploitation. « Je n’ai pas toujours eu l’intention de reprendre l’entreprise… cela s’est décidé au fil du temps, et c’est une grande responsabilité. Heureusement, nous sommes en phase de transition et cela nous laisse le temps de nous préparer. »

Ruby Honerkamp a rejoint le bar familial Stephen Talkhouse lorsque la crise sanitaire a commencé. « Quand nous étions fermés pour cause de pandémie, nous cherchions comment transmettre notre héritage et notre histoire au-delà du bar, n’étant pas en mesure d’accueillir nos clients. » Ruby aime raconter qu’elle a grandi dans ce bar créé pendant les années 1970, et elle s’est sentie prête à rejoindre officiellement l’entreprise familiale en 2020.

This image has an empty alt attribute; its file name is CMT-1447-WhatILearnedWine-Tile004_fr-fr.jpg

Composer avec le changement générationnel

Travailler en famille présente des avantages et des inconvénients : tout prend une dimension plus personnelle, et il faut tenir compte de l’expérience et du ressenti des générations précédentes. Mais travailler en famille, c’est aussi bénéficier du soutien permanent de ses proches.

Après avoir travaillé pendant des années dans le branding et le marketing à New York, Ruby s’est sentie prête à rejoindre l’entreprise familiale. « Tout dans le Talkhouse rappelle mon père, mais je ne me sentais pas liée à ce lieu car je n’avais pas l’impression de faire partie de son histoire et d’avoir quelque chose à lui apporter. Avoir pu mettre mes forces à profit et réinventer cet établissement totalement ancré dans mon ADN : cela a rendu mes parents heureux et fiers. »

« Mes parents ont joué un rôle dans tout ce que j’ai accompli » ajoute Ruby. « Ils ont été de vrais mentors pour moi, et ils m’ont aidée à préserver une certaine authenticité. Ils ont veillé à ce que je ne m’éparpille pas et que mes projets soient en adéquation avec ceux du bar. Je crois qu’aux yeux de mes parents, le fait que je me dévoue corps et âme à un projet directement lié [à leur entreprise] compte énormément, car cela fait avancer l’affaire familiale vers l’avenir. »

Si Anja prévoit des changements pour Weingut W.J. Schäfer, elle explique que « l’entreprise restera représentée par un membre de la famille, et c’est une chose à laquelle les clients sont sensibles. Cet aspect les intéresse, et nous tenons vraiment à le mettre en avant. »

Les décisions relatives à l’entreprise sont prises conjointement par Anja et ses parents, à qui le grand-père de la jeune femme avait transmis le domaine viticole en 1995. « Je continuerai de solliciter mes parents s’ils le souhaitent. Mais ils me laissent prendre les décisions à long terme, celles qui auront un impact dans 20 ans : j’en serai responsable. Je tire profit de l’expérience de mes parents », ajoute Anja. « Ils sont là pour m’aider à étudier les différentes options. Lorsque je serai réellement à la tête de l’entreprise, ils garderont toujours un œil sur ce qu’il s’y passera. »

Le slogan de Weingut W.J. Schäfer signifie « Entre tradition et modernité », ce qui représente parfaitement l’avenir qu’Anja imagine pour l’entreprise. « C’est une référence à notre changement de génération, que même nos sites de production reflètent. Nous avons notre site historique ici à Hochheim, une charmante bâtisse et sa jolie cour. Mais maintenant que je reprends l’entreprise et que j’assure son développement, nous avons construit un nouveau lieu de production tout en béton, au look résolument moderne. »

Appréhender la dynamique familiale

Malgré les changements qui vont de pair avec la dynamique familiale, Ruby est reconnaissante d’avoir ses proches à ses côtés. Elle voit cette proximité « non pas comme un défi à proprement parler, mais plutôt comme un écart intergénérationnel en termes de points de vue et de communication. Il faut faire preuve de patience et essayer de communiquer au sujet de notre branding… mais aussi trouver un juste milieu entre le passé du Talkhouse, qui a ce côté old school, et l’avenir que l’on imagine pour nos produits et l’entreprise. »

« Je pense que le changement est important dans tous les domaines, et en particulier pour les entreprises. Mon père tient le Talkhouse depuis tellement longtemps qu’il a une bien meilleure connaissance du secteur que moi. Ses relations et son regard sont précieux, mais il faut aussi tenir compte de l’évolution des entreprises, notamment à l’ère du numérique et des réseaux sociaux. Mon père s’occupe des clients directs, et j’essaie de véhiculer l’histoire de la marque ».

Comme Ruby, Anja constate que ses parents sont heureux de la voir prendre les rênes de l’entreprise… mais elle reconnaît que ce n’est pas toujours simple. « N’étant pas de la même génération, nous avons des attitudes et des avis différents. Préserver nos liens nécessite parfois certains efforts. » Anja remarque que ses parents s’intéressent à la nouvelle direction que prend la marque, « mais ils savent aussi que la nouvelle marque doit être à mon image, comme j’en suis la dirigeante… ils me laissent donc prendre la plupart des décisions à ce niveau. »

Bien que Matugga Rum n’en soit qu’à sa première génération, elle n’en est pas moins une entreprise familiale, dirigée par Jacine et son mari Paul. « Nous sommes de bons partenaires. Dans la vie, en tant que parents, à la tête de l’entreprise… Nous travaillons vraiment très bien ensemble. Ce n’était pas le cas au tout début, car nous sommes très différents. J’ai un esprit créatif, tandis que Paul est un scientifique. Nos styles ne sont pas du tout les mêmes, mais ils se conjuguent bien maintenant. » Bien que Jacine soit la plus créative du couple, elle admet que c’est bien Paul qui a inventé le slogan de l’entreprise signifiant « Âme africaine, savoir-faire écossais ».

Repenser son image de marque

Les temps changent… Si votre entreprise familiale a le même logo depuis plusieurs décennies, il est peut-être temps de lui donner un coup de frais. Anja travaille actuellement sur la création d’un nouveau logo pour le domaine viticole familial. « Je dois veiller à ce que l’image de la marque dans son ensemble soit fidèle à l’histoire du domaine. Le nouveau logo ne doit pas ressembler à celui d’une entreprise naissante, mais il doit aussi être à mon image en tant que jeune vigneronne. Ni trop moderne, ni trop abstrait. Nous en sommes à la troisième génération, donc je ne veux vraiment pas donner l’impression que je viens de créer le domaine. Il faut que je trouve le juste milieu d’une façon ou d’une autre, et ce n’est pas facile. »

Pour réussir ce tournant, Anja souhaite reprendre un élément de l’ancien logo pour le retravailler différemment. « Mes parents ont créé le logo actuel lorsque mon grand-père leur a transmis l’entreprise. Il est temps d’imaginer un nouveau logo qui me ressemble ».

Si Ruby a indiqué que le Talkhouse n’avait pas d’identité de marque, Talkhouse Encore en a clairement une. « Notre branding est une version revisitée de ce qu’incarne le bar familial. Le nom du bar est Stephen Talkhouse et notre marque de boissons s’appelle Talkhouse Encore, car nous sommes aussi une scène musicale. Nos canettes portent la mention “ Fondé en 1970 ”, ce qui correspond à l’année de création du Talkhouse… nous nous appuyons sur l’authenticité de ce lieu, sur ses racines. »

« Nous voulions aussi nous inspirer directement du Talkhouse pour définir notre identité de marque. À l’extérieur du bar, il y a un tableau blanc où est écrit à la hâte le nom de l’artiste qui se produit le soir même », explique Ruby. « Nous voulions reprendre l’idée de cette inscription toute simple. [Sur la canette], la police choisie pour écrire “ Talkhouse ” fait penser à un mot griffonné avec une craie, une façon d’incarner l’aspect humain de notre marque. Le mot “ Encore ” évoque quant à lui un disque psychédélique tout droit sorti des seventies, car la musique est au cœur de notre activité. Notre packaging reprend de nombreux éléments du bar et de son passé. Enfin, notre histoire est présentée à l’arrière de la canette ».

Aucun détail n’a été laissé au hasard en ce qui concerne le branding de Talkhouse Encore, à l’image du choix de la police. « Nous avons joué avec plusieurs épaisseurs de caractères, et avons choisi une police offrant de nombreuses possibilités pour composer notre branding. C’était aussi une façon de montrer que tout le monde est bienvenu au Talkhouse. Cette police a de multiples facettes, un peu comme les gens… Qui que vous soyez, nous vous accueillons les bras ouverts. »

Le frère de Ruby l’a souvent conseillée lors de la conception de l’identité visuelle de la marque. « Il était là pour me dire “ c’est super sympa, mais ça ne correspond pas au Talkhouse ”. Même chose pour les palettes de couleurs : certaines nous plaisaient à tous les deux, mais elles n’incarnaient pas la marque à ses yeux. Tout était question d’équilibre entre devenir une marque tendance et rester fidèles à nos racines… Il fallait conjuguer ces deux aspects, chose que nous avons dû garder à l’esprit tout au long du processus. »

This image has an empty alt attribute; its file name is CMT-1447-WhatILearnedWine-Tile005_fr-fr.jpg

Faire de l’héritage un élément de différenciation

L’histoire de votre marque peut être un outil marketing très puissant : elle humanise votre entreprise et vous aide à tisser des liens forts avec vos clients. Pour les trois dirigeantes, c’est aussi l’opportunité de mettre en avant les origines et le parcours de leur marque.

D’après Ruby, l’histoire de Talkhouse Encore leur permet de se démarquer des autres marques. « Notre segment est saturé, mais nous arrivons à nous distinguer des concurrents parce que notre marque est liée à un lieu, à une histoire concrète. Nous ne nous contentons pas de surfer sur la tendance. »

Ruby retrace l’histoire de la marque sur son site web, mais aussi à l’arrière de chaque canette. « Notre histoire trouve un écho parmi les consommateurs même s’ils ne sont jamais venus [au Talkhouse] grâce à l’aspect familial de l’établissement. Les gens le voient comme un lieu où tout le monde peut se retrouver autour d’un verre. »

Selon Anja, c’est pour la « qualité supérieure et constante » du vin que ses clients apprécient sa marque. « Grâce à mon père, nous sommes notamment réputés pour notre excellent Riesling », précise-t-elle. « De mon côté, j’innove à travers de nouvelles variétés de raisin à tester et des idées pour apporter une touche d’originalité à notre vin. Certains clients nous disent être impressionnés de nous voir travailler main dans la main en conjuguant tradition et modernité, et que cela compte pour eux ».

De son côté, Jacine estime que la singularité de Matugga est son plus grand atout face à la concurrence. « Il y avait un créneau à prendre sur le marché : faire un rhum qui reflétait notre patrimoine culturel. Ce qui nous a poussés dans cette direction, c’est le fait que je ne trouvais jamais de rhum lors de mes voyages en Ouganda et au Kenya. Je trouvais ça très étrange car il y a beaucoup de canne à sucre là-bas, ce que j’associais naturellement à la production de rhum, alors qu’il n’y a en fait pas de culture du rhum en Ouganda. »

Même si le rhum Matugga est produit au Royaume-Uni, Jacine et Paul tenaient à garder un lien avec l’Afrique. « C’est un vrai choc des cultures avec l’Écosse, qui est réputée pour la production de spiritueux. Nous puisons donc dans l’histoire et le savoir-faire de ce pays en matière de distillation, puis nous y ajoutons notre propre héritage culturel. Nous nous inspirons des traditions sociales en Ouganda et en Afrique de l’est… Se retrouver tous ensemble, partager à boire et à manger, prendre le temps de savourer la vie. Le nom de notre entreprise évoque aussi l’Afrique : Matugga est une ville d’Ouganda, le pays où mon mari Paul est né. D’autre part, la Jamaïque est étroitement liée à l’histoire du rhum. Un grand nombre de nos techniques sont empruntées aux méthodes de production jamaïcaines. »

Jacine explique qu’elle utilise les réseaux sociaux pour transmettre l’histoire de Matugga, mais qu’elle a l’impression de créer des liens plus forts avec ses clients quand elle les rencontre en personne, comme lors des dégustations en groupe ou des visites de la distillerie. « Les visiteurs ont leurs échantillons et se laissent guider par Paul et moi, qui en profitons pour raconter l’histoire de l’entreprise et de chaque produit. Je suis sûre que cela parle aux gens. Ils sont réceptifs à tout ça car il n’y a, ma connaissance, aucune autre marque qui conjugue l’Écosse et l’Afrique. Nous les avons associés d’une manière qui a du sens. Le fruit de ce mélange est très novateur, j’imagine. »

Comme Matugga Rum, Anja propose des dégustations au domaine, sur les marchés et lors d’événements : un excellent moyen d’échanger avec les clients et de leur raconter de vive voix l’histoire de son entreprise.

This image has an empty alt attribute; its file name is CMT-1447-WhatILearnedWine-Tile006_fr-fr.jpg